Nuit

Publié le par Kim Gun

Nuit

Où suis-je ?
 

Mes paupières sont tellement lourdes... J'ai grand peine à les décoller de leur torpeur...

Je persévère et parviens à entrouvrir un œil, puis le deuxième.. Je sens bien que mes yeux sont ouverts, et pourtant je ne vois rien ! Une angoisse me saisit. Ai-je perdu la vue ? Non allez, ressaisis-toi ! Ça ne peut pas être ça.

Je finis par comprendre et cela me rassure : je vois, mais
 l'obscurité est telle que je ne vois rien.

Je ressens une sensation désagréable, des fourmillements qui parcourent mes membres. Comme les restes d'une anesthésie tenace qui droguerait encore mes muscles, maintenus dans l'impuissance de bouger. Mon esprit, lui, s'évertue à lutter pour ne pas céder à cette fatalité. Car je n'ai qu'une seule envie : me lever et courir ! Courir le plus vite possible pour me défaire de cet engourdissement....
Mais j'ai beau tenté, je n'y arrive pas. Je force à nouveau.

 

Mais que m'arrive-t-il ?

Il le faut pourtant... je dois bouger... je veux bouger... je dois sortir de cette obscurité.. partir...

 

Soudain un flash. Je me souviens, mon prénom, oui...je crois.. Lou. Enfin je crois. Des bribes de moments me reviennent à l'esprit de manière saccadée. Des images surtout... des impressions... des souvenirs. Tout se bouscule. L'image d'un oiseau d'abord. Un arrière-plan se révèle, composé de cieux irisés aux couleurs irréelles, teintées de mauve, de bleu turquoise et de diamants. Une forte sensation de liberté liée à ce souvenir accapare tout mon corps. Libre comme l'air, oui, c'est ça, dans les airs !

Un autre flash vient soudain s'interposer sans que mon esprit ne l'ait vu venir. Je vois un tigre. Je suis ce tigre, immense, majestueux ! Je ressens sa force, enfin ma force, ma puissance.. Je ressens... des émotions aussi.. un mélange de mépris, de colère, de hargne, de peur. Je m'entrevois, je me ressens, babines retroussées, crocs en avant, poils dressés, prêt à bondir sur des humains qui me font face. Il sont armés. Leur regard m'interpelle. Un regard cruel et haineux. 
Je bondis !

Puis plus rien. L'obscurité à nouveau.

 

Premiers mouvements. Les fourmillements s'atténuent. Je ressens un peu mieux mes muscles, je peux les bouger. Je me relève alors tout doucement, je pose les mains à terre. J'arrondis mon dos pour m'étirer un peu, et surtout mettre fin aux derniers fourmillements qui parcourent encore ma colonne. Je tente mes premiers pas, j'aimerai dégourdir mes membres. Étrange sensation que de marcher à nouveau. Comme un très jeune enfant qui apprend à le faire, les mains au sol. Pourtant très vite, une énergie et une vigueur se font ressentir dans tous les recoins de mon corps au fur et à mesure que mes muscles se meuvent et se délient. Je m'éloigne ainsi progressivement de la démarche pataude et tâtonnante du petit enfant qui, à quatre pattes, oscille encore entre l'animal et l'humain.

 

Quelles étranges sensations ! C'est mon corps, je le sais, je le sens, et pourtant il me semble différent, même étranger. C'est comme si je le découvrais.

 

Mais pas le temps de le découvrir davantage, car un autre flash me saisit. Enfant... enfant, je crois me souvenir... Un chat. Un sentiment de fort attachement ébranle mon coeur. Mon meilleur ami ? Une image répétitive prend le pas.. une habitude. Chaque soir, avant de dormir, je lui confie mes plus tendres secrets. Et je ressens, non, j'ai l'intime conviction que la mélodie de son ronronnement est la preuve de son amour et de l'intérêt qu'il porte à mes récits.


Enfant... Un autre souvenir me saisit ! Ou plutôt un sentiment, un ressenti... on dirait, je dirais…. de l'empathie ! Oui c'est ça ! Beaucoup d'empathie à l'égard des animaux ! A tel point qu'il m'arrive de faire des choses déraisonnables. Des images.. Un souvenir en particulier... une expérience me revient à l'esprit de manière très intense. J'ai la forte impression d'être incomprise et j'ai toujours une interrogation en suspens : pourquoi me suis-je fait disputer ? Je voulais seulement aider la souris...éviter qu'elle meure.. empêcher mon chat de la tuer. Je l'ai prise dans mes mains pour la mettre à l'abri. Je ressentais une certaine fierté même d'avoir réussi à la sauver.. mais cet instant de gloire fut de courte durée. Je me souviens du visage horrifié de ma mère, de ses cris, de ses ordres. Je devais me laver les mains sur le champ ! Je risquais d'attraper une des nombreuses maladies qu'elle m'énumérait, toutes plus terribles les unes que les autres.. Quelle angoisse, quelle peur ! Je ne saurais compter le nombre de fois où je me suis lavé- ou plutôt récuré -les mains !

 

Mes mains.. je ne les sens plus comme avant. Je n'ose tourner mon regard vers le bas... Le sentiment d'engourdissement persiste encore un peu. Non, tout bien réfléchi, ce n'est pas un engourdissement, c'est autre chose car je ne sens pas le bout de mes doigts.. je crois même que je ne les sens plus du tout ! Sont-ils paralysés ? Très vite je me rends compte que mes orteils aussi sont touchés par cette étrange paralysie. La sensation d'un bloc de chair compacté au bout de chacun de mes membres. Comme si je marchais sur les poings fermés avec l'impossibilité de bouger mes doigts collés les uns aux autres.

Et pourtant, chose étrange, le toucher du sol à chacun de mes pas me semble bien réel et précis. Plein de sensations inédites parcourent mon corps. Je peux ressentir les moindres infractuosités du terrain, le moindre dénivelé et m'y adapter tout en souplesse. C'est incroyable !

 

J'ai tellement envie de me laisser aller aux vigueurs de ce corps que je découvre. Une sensation de fraîcheur sous mes pas, l'odeur ne trompe pas, c'est de l'herbe pleine de rosée. Pour en profiter pleinement, je me mets à courir sur cette herbe qui me rafraîchit le corps et l'esprit. Pour la première fois de ma vie, courir ne me demande aucun effort. Cela me semble même tellement naturel que je décide d'accélérer et tendre mes muscles au galop. La pointe de mes oreilles perçoit une brise légère dont le souffle s'intensifie et se vivifie par mon élan.


Il fait toujours nuit, mais moins sombre que tout à l'heure. Est-ce le jour qui point ou ma vue qui se serait habituée à l'obscurité ? Une chose est sûre : ma vision est excellente. Elle peut déceler les moindres détails de la vie nocturne. Les couleurs ou les silhouettes, bien qu'assombries, sont perçues nettement par mes yeux. Ma vision ne semble pas être la seule à s'être perfectionnée. Mon ouïe aussi est d'une précision à faire pâlir le plus élaboré des microphones. Tous les bruits de la nuit me parviennent de façon distincte, et surtout j'arrive à les reconnaître sans même y réfléchir : la brise dans les feuilles, les battements d'ailes d'une chouette, les bruissements d'insectes... chaque bruit me parvient avec son propre contour sonore.

 

Tant d'excitation. Mais je décide de me calmer.. ralentis.. marche au pas. J'attends.. J'attends un peu que l'euphorie de mes sens en éveil passe.

Une question finit par me traverser l'esprit. Suis-je toujours moi ? Qui ou que suis-je ? Mes sens sont affûtés et tendus vers le monde extérieur, mais je me sens incapable de me percevoir moi-même. La seule chose dont je suis sûre est que je ne me tiens pas debout...
Oui, je déambule à quatre pattes.

 

Soudain, une odeur me captive. Elle s'insinue en moi et m'attire puissamment... Quel doux parfum ! Un fumet délicieux qui embrume mes sens et vient chatouiller mes papilles.. Je salive... Je m'avance doucement, en silence vers cette odeur qui m'enivre. Derrière les hautes herbes, se dessinent deux grandes oreilles touffues. Je continue de saliver (malgré moi) poussée par l'envie de goûter à ce délice perçu par mes narines. Je continue aussi d'avancer. Je ne peux pas arrêter ce corps sous emprise olfactive. Et pourtant je SAIS, oui, je SAIS... Cette prise de conscience soudaine finit par me stopper. Cette pensée furtive, cette hésitation me détourne un instant de mes intentions meurtrières, laissant le temps nécessaire  à l'animal pour me voir et fuir sa funeste destinée.
 

Je reste là, hagarde et pensive. Des bribes de conscience me reviennent... des images de morts...des images d'abattoirs.. Quel dégoût ressenti à la vue de tout ce carnage si bien organisé ! Quelle colère aussi ! Un tas de questions chamboulent mon esprit. Pourquoi accepter cette boucherie à grande échelle ? Qui sommes-nous pour utiliser ainsi les animaux ?
Une décision me revient à l'esprit : ne plus manger de viande. Une pensée pleine d'amertume me submerge aussi : n'avoir de valeur qu'une fois mort.


Au moment même où ces idées prennent forme dans ma tête, un dilemme se dessine. NON ! NON ! Jamais !

Pourtant je ne peux nier la subtile et exquise sensation qui a envahi ma bouche au moment où j'ai senti l'odeur de cet animal. Je ne peux nier cet instinct de tuer que je ressens si fortement. Ce besoin de pouvoir pleinement me délecter de ces saveurs si exquises dont l'odeur n'était qu'une mise en bouche.

NON, je ne céderai pas !

 

Malheureusement je ne commande pas les réactions de ce corps. Mon esprit n'est pas le seul à avoir été éprouvé par cette lutte intérieure.. mon estomac me le fait sentir. D'intenses gargouillements commencent à gémir du plus profond de mes entrailles. Tout cela impacte ma vue jusque-là si acérée. Elle décline. Je vois trouble. Ma tête tourne... Mes membres me font mal.. Tiraillée par une faim qui s'immisce au plus profond de ma chair, je me rends compte aussi que je ne peux plus courir si aisément.


Faim, faim.. j'ai faim... Je renifle et erre pour essayer de trouver de quoi satisfaire cette faim qui me tyrannise et me broie les viscères.


Soudain, j'aperçois sur le sol un objet lisse qui luit au clair de lune. Je m'approche.. Une pomme ! Bien verte et mûre à point ! Mon cerveau et ma pensée se délectent par avance du jus sucré qui envahira ma bouche. Je croque avec appétit. Ah mais quel goût immonde et insipide à la fois ! Quelle drôle de texture aussi, trop dure et en même temps glissante ! Le dégout me fait recracher aussitôt.

 

Des larmes se mettent à couler sur mes joues. Je me rends compte que mon corps vient de rejeter ce que mon esprit pourtant désirait !  Est-ce la faim ? la tristesse ? l'impuissance ? Impuissante et prisonnière des règles dictées par ce corps qui s'imposent et s'opposent à ma volonté.

Serais-je un jour à nouveau moi ?


Mon esprit s'embrouille. Mes pensées manquent de clarté. Tout ce qui m'entoure me semble lourd et oppressant. La fine brise qui me donnait jusque-là un sentiment de légèreté se transforme en un épais vent qui me transit de froid. J'ai beau courir en espérant fuir ce qui m'arrive, je me sens lourde et en déséquilibre sur des membres flageôlants. Je souffre, et dans ma chair et dans mon âme.

 

Je m'arrête à nouveau.. La faim est telle que je repense à mon coup raté... Je me couche, j'attends, j'espère un changement.. j'espère que la faim finira par partir...


Non, quoi que je fasse, mes pensées reviennent à cette proie... un lapin.. un lapin...
D'autres images surgissent. Tout engourdi, mon esprit se laisse aller.


Une ferme au milieu de la campagne. Une clôture entrouverte qui donne envie d'entrer en catimini. Près de l'entrée, un enclos à lapins. Je me vois en train de m'approcher d'eux pour les caresser. Leur fourrure si touffue et douce me donne littéralement envie de les cajoler comme de grosses peluches.. Tout à coup, une voix me fait sortir de cette rêvasserie en compagnie de ces animaux. C'est le propriétaire de la ferme qui m'interpelle : « êtes-vous intéressée pour en acheter un ? Celui que vous caressez est bien gros. Nous pouvons le préparer pour vous si vous voulez.» Et là je saisis. « Euh ...non merci.». Je me vois déguerpir. Mais quelle naïveté ! Quelle stupidité ! Moi qui ai toujours vécu en ville... Ma connexion à la nature est différente... voire inexistante.

Toujours couchée et haletant de faim, je ferme les yeux et tente de me concentrer sur autre chose.


Des pensées me viennent à l'esprit et j'essaie de m'y agripper au passage pour oublier ma faim. Ces fermiers ont-ils tort de tuer leurs propres animaux d'élevage ? Pourquoi ai-je décliné son offre ? Une forte impression de dégoût m'envahit à l'idée de tuer puis manger ce lapin que je caressais quelques minutes plus tôt.


Je suis à nouveau assaillie par la faim et l'obsession de cette proie. Quel étrange sentiment d'être coupée entre deux sensations, deux personnalités, deux réalités...


La faim me tiraille toujours autant. Je fais de mon mieux pour essayer de penser à autre chose, ce qui m'oblige à aiguiser ma réflexion.
Une prédatrice dominant la chaîne alimentaire.. J'avais toujours refuser de l'être. Je pensais y échapper en arrêtant de manger de la viande. Je pensais être libérée de cette hiérarchie. Mais jamais il ne m'était venu à l'esprit la nécessité de tuer un animal pour survivre..
Le pourrais-je ?


Toujours aussi faim. J'essaie de fuir par mes pensées cette sensation si envahissante. Je reste quelque temps prostrée sans bouger.


Soudain, un craquement.


Mes sens et mes muscles jusque-là anesthésiés par la douleur s'éveillent malgré moi et tout mon corps se tend, prêt à l'action. Je bondis ! Un cri atroce me déchire les tympans et le cœur, en même temps qu'une douce et chaude saveur emplit ma bouche. Le cri persiste... je lâche ma prise. Quelle horreur ! Qu'ai-je fait? Ce pauvre animal ensanglanté se tortille de douleur devant moi. Et moi je reste tétanisée. Je réalise...


Mes pensées et mes sens s'embrouillent. Une terrible souffrance m'assaille. Je me sens incapable de planter à nouveau mes dents, de l'achever.
 

Une ombre passe subitement, et tue cette pauvre créature. L'animal s'approche ensuite de moi, me regarde. Il semble me connaître. Je suis comme lui, son semblable. Alerté par les cris d'agonie et l'odeur du sang, il est venu profiter du repas. Je le regarde manger et cela attise ma faim.


Me fixant de son regard perçant, j'entends sa voix résonner en moi. Il m'invite à venir manger. Je m'exécute. J'approche ma bouche. L'odeur suave du sang me caresse les papilles. Je croque.. Quel délice ! J'avale avec appétit cette chair dont la texture et les saveurs apaisent ma faim. Soulagée, je ressens l'énergie à nouveau se propager dans mon corps. Mes vertiges se dissipent. Je finis par oublier les souffrances pour ne retenir que les sensations de bien-être et d'apaisement. 


En mon for intérieur pourtant persiste une profonde tristesse... Une vie pour une autre... Un autre sentiment se mêle étrangement à cette tristesse, de la reconnaissance. Je le remercie.

A nouveau l'obscurité.

 

J'ouvre les yeux. Je suis en nage.

Publié dans divers, nouvelle

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