Asiatique et adoptée, une double invisibilité

Publié le par Kim Gun

En tant qu'adoptée asiatique, j'ai souvent manqué de mots pour exprimer ce que je vivais et ce que je ressentais. J'ai mis du temps avant de prendre conscience des mécanismes de l'adoption en tant que système transnational avec des intérêts en jeu (cf article sur l'adoption internationale ).
J'ai également mis du temps à me penser à la fois comme « adoptée » et comme racisée en tant que personne asiatiquetée. Bien que vivant le racisme depuis mon plus jeune âge, et ce y compris au sein de ma famille adoptive élargie, je ne parvenais pas à y mettre des mots.

Comment l'expérience du racisme a forgé mon identité

Pourtant, j'ai toujours eu l'intuition que le racisme anti-Asiatiques avait eu des incidences sur ma vie mais aussi sur la manière dont ma personnalité et mon identité se sont structurées. Je donne souvent cet exemple : quand j'étais petite et que dans la rue d'autres enfants m'interpellaient pour m'insulter de manière raciste, au début je pleurais. Puis, par la force des choses, ces agressions verbales étant assez récurrentes dans une ville moyenne française où il y a très peu de racisé.es, j'ai décidé de ne plus me laisser faire. J'ai donc répondu aux attaques par d'autres attaques. Quelque part, je sais que le racisme a ainsi forgé ma personnalité et m'a endurcie malgré moi tout en me rendant sensible aux injustices en partant de ma propre expérience. 

C'est cette sensibilité qui m'a amenée à fréquenter les milieux militants d'extrême-gauche que je considérais être en accord avec mes idées. Déçue (et le mot est faible) par le mode de fonctionnement de ces milieux composés majoritairement de personnes blanches éduquées de classe moyenne, et ayant été victime aussi d'agressions racistes qui ont été minimisées (notamment en raison de l'aspect affinitaire très prégnant dans ces milieux),  j'ai fait le choix de m'en éloigner pour me rapprocher d'un militantisme décolonial et anti-raciste plus radical qui me correspondait davantage. Pourtant, j'avais toujours l'impression que les deux oppressions que je vivais le plus ( hormis le sexisme) étaient des angles morts y compris dans les discours et les luttes anti-racistes et intersectionnelles. 

Deux angles morts

J'étais doublement invisible: en tant qu'Asiatique et en tant qu'adoptée.

De cette invisibilisation a surgi en moi une gêne. Je ressentais - et ressens encore- l'obligation de me justifier, voire même de prouver que je ne suis pas blanche. Comme si le fait de ne pas être clairement visible du côté des racisé.es me plaçait d'emblée de l'autre côté de la ligne de couleurs.  

En tant qu'Asiatique, je dois prouver que je ne suis pas une blanche privilégiée non seulement auprès des blanc.ches mais aussi auprès des autres racisé.es. Comme si notre invisibilisation et nos silences dans les espaces publics, médiatiques, politiques s'étaient mués en ambiguïté quant au fait que nous, Asiatiques, subissons du racisme. Comme s'il fallait entrer en compétition et prouver, au sein d'une hiérarchie des luttes, l'importance et la gravité du racisme que l'on vit. Je refuse de rentrer dans ce jeu-là.

Pour moi, être blanc.che ce n'est pas qu'une couleur de peau ou le fait d'avoir la peau claire, c'est un statut « racial » et social qui confère un 'package' de privilèges (économiques, matériels, esthétiques...) comme l'a analysé  Peggy McIntosh dans "Privilèges blancs : déballer le havresac invisible." D'une part je ne suis pas la norme et d'autre part je peux à tout moment, comme tou.tes les racisé.es, être réduite à ma « race » et aux fantasmes et clichés qui y sont associés. (tou.tes les Asiatiques sont comme ci ou comme ça). Mon corps est également altérisé. Je ne suis pas une femme blanche car mon corps est fétichisé. De plus, je ne suis pas perçue comme un individu à part entière mais comme une « ambassadrice » malgré moi d'une communauté fantasmée de manière orientaliste.

Parallèlement, je lutte au quotidien pour dénoncer à ma manière l'adoption internationale qui a fait de moi (comme à des milliers d'autres) l'objet d'une transaction au sein d'un système asymétrique aux relents coloniaux.

Pourtant le fait d'être adoptée peut être vu aussi comme un privilège. Pourquoi ? Car on conçoit généralement les familles adoptives comme des familles aisées, le plus souvent catholiques. Et ce n'est pas totalement faux. La plupart des organismes d'adoption transnationale mettent en avant leurs idéaux religieux. D'ailleurs le mythe du sauveur blanc tire en partie ses origines d'une bien-pensance chrétienne à laquelle se greffe une mission civilisatrice. C'est ainsi que Holt, « l'Amazon des agences d'adoption » (citation d'un article en anglais paru dans LA Times ) créé par un couple d'évangélistes américains à la fin de la guerre de Corée diffusait dans un livret destiné aux familles adoptantes leur volonté de sortir de "l'obscurité et de la misère" les enfants coréens pour les ramener dans "la chaleur et l'amour" des foyers américains. Rappelons également la manière dont les adoptions transraciales principalement au 19es et 20es ont été mises en place dans des pays comme les Etats-Unis ou au Canada à l'égard des enfants autochtones et des enfants noir.es qui furent séparé.es de leur famille d'origine pour être placé.es dans des familles blanches chrétiennes à des fins d'assimilation.

De l'invisibilité au rejet

Le fait d'être une adoptée asiatique influence la manière dont je suis perçue dans les milieux militants que je fréquente.
En effet, je pense qu'il est compliqué pour certain.es militant.es anti-racistes et décoloniaux de concevoir qu'une adoptée asiatique puisse être une individu 'colonisée', 'indigénisée'. Je pars des constats suivants. D'une part, en France, les liens de colonialité sont principalement analysés et dénoncés soit dans le cadre de la Françafrique soit dans une perspective critique d'un racisme d'état visant en particulier les musulman.es et /ou les personnes racisées des quartiers populaires ainsi que les Rroms. La dénonciation des rapports asymétriques qui persistent entre la France hexagonale et ses anciennes colonies départementalisées est une autre entrée possible.
D'autre part, les pays asiatiques et plus particulièrement la Corée du Sud (mon pays d'origine) sont vus comme des pays économiquement stables en concurrence avec les puissances occidentales. Cette vision produit d'ailleurs des effets terribles dans la manière dont se manifeste le racisme anti-Asiatiques en France. Depuis quelques années on assiste à une recrudescence des agressions à l'égard des personnes  asiatiquetées en raison d'une croyance selon laquelle les Asiatiques auraient toujours beaucoup d'argent liquide sur eux et elles. Les clichés se perpétuent et tuent dans un silence médiatique et politique déroutant. Une autre forme de cliché se retrouve jusque dans les propos d'un rappeur que j'estime. Kery James, dans sa chanson « Constat Amer », réactive le mythe de la minorité modèle en faisant allusion à « la communauté asiatique » de manière homogène comme si notre condition en tant que communauté de racisé.es était différente de celle des autres communautés. Il met en avant en effet l'image d'une communauté asiatique qui aurait réussi notamment d'un point de vue économique et qui devrait servir d'exemple pour les autres communautés. Je cite: "le respect s'impose et la lutte est économique. Observe la communauté asiatique. Nous on fait beaucoup de bruits et peu de chiffres." Ce genre de paroles tendent non seulement à invisibiliser nos problématiques tout en nous séparant des autres racisé.es.

À partir de ces constats, comment comprendre le(s) rapport(s) de colonialité qui existe entre mes deux pays que sont la France et la Corée du Sud ? Il serait par exemple plus évident de percevoir a priori ce rapport entre la France et le Vietnam, ou encore avec Haïti ( qui sont deux pays sources d'adoption en France) car ce sont d'anciennes colonies françaises. Aussi parce que ces pays sont perçus comme moins riches d'un point de vue économique. 
Mais en matière d'adoption internationale et transraciale, le concept de colonialité doit être pensé autrement qu'en terme de néocolonialisme économique. La colonialité permet en effet de comprendre certains aspects comme l'asymétrie notamment dans le flux à sens unique des adoptions, mais aussi dans les rapports de pouvoirs (économique, culturel, diplomatique, etc.) entre les pays sources et les pays récepteurs. A cela s'ajoute l'incidence de l'acculturation forcée et aussi du racisme sur la perception qu'ont les adopté.es racisé.es d'eux-mêmes, le coût psychologique ainsi que la charge raciale que cela implique, sans oublier la perception extérieure des corps des adopté.es racisé.es en lien avec l'histoire coloniale. 

Découverte et exploration du concept d'adoptéphobie

Durant mon séjour d'un an et demi en Corée du Sud, j'ai eu la chance de rencontrer d'autres adopté.es étrangèr.es conscientisé.es. J'ai également assisté à un symposium abordant les « Korean Adoption Studies » prises en charge par des adopté.es universitaires. Toutes ces rencontres m'ont permis d'apprendre des concepts et d'employer des mots qui ont joué un rôle majeur dans la compréhension de ce que je vivais (et de ce que d'autres adopté.es ont sûrement vécu).

J'ai découvert il y a quelques années ce que l'on appelle « l'adoptéphobie » qui est un concept pensé par une adoptée américaine et travailleuse sociale Seugmi Cho (anciennement connue sous le nom de Laura Klunder).
(site https://gazillionvoices.com/adopteephobia/).

J'ai trouvé ce concept réellement utile pour comprendre les violences que j'ai pu vivre y compris de la part d'autres militant.es anti-racistes. A titre d'exemple, une militante racisée  anti-raciste m'a un jour insulté de « traître à la cause » parce que j'avais osé évoquer lors d'un débat sur les privilèges blancs le racisme que je vivais. A l'époque je me posais beaucoup de questions sur le racisme que me renvoyaient d'autres racisé.es notamment dans les espaces publics. Je n'avais aucune référence ni boussole théorique pour me guider et comprendre ce racisme spécifique vécu par les personnes asiatiques (encore aujourd'hui ces références sont rares voire inexistantes en France).
De plus, en tant qu'adoptée, je pense avoir mis plus de temps que d'autres personnes racisées à prendre conscience du racisme que je vivais, et aussi surtout à le dénoncer.
En effet, les adopté.es vivent avec un fort sentiment de reconnaissance voire de loyauté à l'égard de leur famille adoptive mais aussi parfois à l'égard du pays d'adoption, comme c'était mon cas. Le mythe du sauveur blanc y a fortement contribué car ce sentiment de loyauté vis-à-vis de la France que j'avais enfant était le fruit des rapports de dominations (matérielles et symboliques) existant entre les pays récepteurs du Nord et les pays sources du Sud global. 
Les adopté.es se sentent redevables d'avoir été sauvé.es d'une vie supposée misérable. Et cette loyauté ainsi que les nombreux affects qui sont en jeu dans la relation d'adoption empêchent souvent un processus de distanciation critique non seulement en ce qui concerne le racisme que l'on subit mais aussi à l'égard de l'adoption qui, au lieu d'être pensée de manière morale et individuelle, devrait être réfléchie comme un système. 

Cette militante m'avait donc insultée de « traître à la cause » alors qu'elle n'était pas présente lors ce débat. Elle m'a insultée sur une base de ouï-dire et ne s'est même pas souciée de me transmettre cette insulte directement en préférant passer par mon conjoint blanc. Pourquoi cette insulte ? Parce que j'aurais, selon elle, dédouané les Blanc.ches de leur responsabilité en parlant du racisme existant entre les racisé.es. 
Cela m'a beaucoup interrogée. Peut-on vraiment bâtir des alliances sur des silences ?
Peut-on faire confiance à la parole d'une première concernée sans la taxer de trahison ? Tout le monde n'est pas un Eric Zemmour. Il est donc important de savoir QUI parle, avec quelles INTENTIONS et dans quels BUTS. Je suis une femme asiatique et asiatiquetée qui vit le racisme depuis mon enfance. J'en ai assez de rester silencieuse et invisible. Je parle donc de mon vécu non pas pour que l'on me décrédibilise en évoquant soit de la trahison soit de la victimisation. D'ailleurs ce dernier argument est utilisé pour silencer les personnes qui vivent des oppressions. Qu'est-ce qu'une victime si ce n'est une personne qui subit une injustice?                   
Et JE suis tout sauf une victime qui se complaît dans la complainte lorsque je prends la parole pour dénoncer ce que je vis au lieu de rester passive et subir sans broncher, ou faire comme si le racisme dont je suis la cible n'existait pas. Je ne cherche pas non plus à dédouaner les Blanc.ches de leur responsabilité dans un système qui les privilégie. Je cherche au contraire à comprendre les mécanismes du racisme que je vis tout en essayant de créer des ponts et des alliances avec d'autres personnes racisées. Et je soutiendrai toujours les luttes des autres racisé.es en ne minimisant ni l'islamophobie, ni la négrophobie ou encore la rromophobie y compris lorsque ces racismes sont véhiculés par des personnes asiatiques. La lutte contre les racismes est une lutte de longue haleine qui doit commencer par soi-même.

Cette militante qui m'a insultée de « traître à la cause » était aveugle aux spécificités du racisme anti-Asiatiques et était, selon moi, totalement dans l'erreur en ce qui concerne l'emploi du terme « la cause » comme s'il n'y avait qu'une seule cause anti-raciste. Or il y a autant de causes que de racismes. La lutte est plurielle. Et ne pas le reconnaître rime souvent à imposer une lecture des racismes et un agenda des luttes en fonction de ses propres préoccupations. D'où l'importance d'écouter les premièr.es concerné.es. Et l'importance également pour les militant.es anti-racistes et décoloniaux de se saisir de cette lutte. Car une analyse critique et politique du racisme ne sera jamais complète tant qu'elle ne prendra pas en compte tous les racismes subis par les minorités racisées.

Mais cette histoire ne s'est pas arrêtée là. J'ai exprimé mes désaccords tout en lui faisant comprendre que ses mots m'avaient blessée. Celle-ci a continué à me rabaisser en disant que son propos était « méthodique et analytique », comme si les miens ne l'étaient pas. Nos désaccords s'enfonçant dans une discussion sans lendemain, elle a fini par me comparer à « Fadela Amera » (référence à « Ni putes ni soumises », l'instrument gouvernemental qui a servi à stigmatiser les personnes racisées des quartiers populaires, et en particulier les garçons arabes) tout en disant que j'étais « une bourgeoise du Nord » tandis qu'elle était « une immigrée du Sud ».

J'ai mis longtemps à digérer ces mots. Et aussi à comprendre ce qui m'arrivait. Finalement, c'est grâce aux travaux d'autres adopté.es dans le monde que j'ai pu trouver le mot convenant à cette situation. En plus d'un déni du racisme anti-Asiatiques, j'avais vécu de l'adoptéphobie. 
Cette personne n'avait pas pris en compte ma condition d'adoptée et m'avait directement ramenée aux représentations stéréotypées qu'elle avait de l'adoption et des adopté.es. En disant que j'étais une « bourgeoise du Nord », en plus de réactiver le mythe de la communauté asiatique qui réussit économiquement, elle niait tout mon passé d'adoptée en ne retenant que le résultat de cette déportation, à savoir le fait que j'avais été élevée dans une famille blanche française de classe moyenne. Elle niait également l'acculturation de fait (prénom modifié, langue française imposée), la séparation avec le pays d'origine ainsi que l'absence d'une communauté asiatique de référence pour me reconstruire. Elle écartait également toute la colonialité en jeu au sein de l'adoption internationale. Et plutôt que de faire preuve de bienveillance en prenant en compte le fait que les adopté.es prennent plus de temps à se conscientiser sur ces thématiques-là, elle préférait me silencer en me reléguant dans la catégorie des traîtres et des privilégié.es oppresseur.euses.

Je me suis permise de détailler cette situation qui est révélatrice, selon moi, des difficultés et des obstacles rencontrés pour se faire entendre et se faire comprendre quand on fait partie de minorités invisibles, y compris parmi d'autres minorités. 

Tentative de définition conceptuelle

Pour terminer, j'aimerai proposer une définition plus générale de ce qu'est l'adoptéphobie.
L'adoptéphobie consiste en un ensemble d'idées, de représentations, de clichés, de structures et de pratiques qui altérisent, stigmatisent et infantilisent les adopté.es.

L'ensemble de ces représentations stéréotypées peuvent engendrer le mythe selon lequel il n'existerait qu'une seule expérience et identité chez les adopté.es. Cette identité unique étant véhiculée par la narration principale et dominante, celle des agences d'adoption, des adoptant.es et des médias, qui maintient les adopté.es en position d'éternels enfants reconnaissants. Ce mythe de l'adopté.e devant être reconnaissant.e peut entraîner une certaine précarité affective et psychologique. Ainsi, en cas de rupture familiale lorsque l'enfant adopté cesse d'être 'redevable' selon des critères fixés par les parents adoptants, une précarité matérielle risque de survenir de surcroît tout en exacerbant la fragilité affective et psychologique existante. Il serait d'ailleurs intéressant de disposer d'études sur le coût psychologique de l'adoption encaissé par les adopté.es tout au long de leur vie.

Au même titre que le racisme peut être intériorisé y compris à l'égard de sa propre communauté, l'adoptéphobie peut également être internalisée par les adopté.es eux-mêmes. Elle peut ainsi prendre la forme d'une méfiance ou d'un rejet à l'égard des autres adopté.es. Cela se remarque en particulier chez les enfants qui entrevoient leur adoption comme un cas isolé et perçoivent ainsi les autres adopté.es comme des concurrent.es potentiel.les. Cela, le dessinateur Jung l'évoque bien dans sa BD « Couleur de peau : Miel » lorsqu'il raconte la compétition ressentie à l'arrivée de sa soeur adoptée de Corée du Sud. Il n'était plus le seul adopté ni le seul Asiatique de la famille. On entrevoit ainsi les limites des liens affectifs dans le cadre d'une adoption. Même si les parents adoptifs font preuve des meilleures intentions en percevant leur amour filial et leurs sentiments comme inconditionnels, ce n'est pas forcément reçu de cette manière par l'enfant adopté qui peut avoir l'impression que cet amour est sous conditions. Il ou elle peut avoir en tête, de manière consciente ou inconsciente, soit le fait de ne pas être un.e enfant légitime (surtout lorsqu'il y a des enfants biologiques dans la fratrie), soit la crainte d'un autre abandon. 

De même, l'adoptéphobie peut s'exprimer par un déni de sa propre adoption menant au mépris de soi en tant qu'adopté.e. L' adoption s'écartant de la norme qui est celle de la filiation biologique, il m'est arrivé de ressentir de la honte d'être adopté.e. Enfant, je percevais les regards curieux et indiscrets que jetaient des inconnu.es sur moi et ma famille lorsque nous étions ensemble. A l'âge adulte, lorsque j'étais avec mon père, nous attirions également les regards interrogateurs qui semblaient nous figer dans un rôle de couple mixte d'un homme blanc mature avec une jeune femme asiatique. Dans ces moments-là, je ressentais le besoin de parler plus fort pour que les autres m'entendent dire "papa". Et ce sentiment de honte, je l'ai également retrouvé chez d'autres adopté.es. C'est le cas d'une amie adoptée sud-coréenne qui vit actuellement en Australie qui, durant sa jeunesse, mentait sur le fait d'avoir été adoptée en disant que l'un de ses parents était asiatique. Elle n'assumait pas le fait d'être adoptée et donc 'a-normale'. Elle préférait rejeter une partie de son identité de peur d'être rejetée par les autres.

L'adoptéphobie se manifeste dans les pays d'origine où les adopté.es ne sont pas forcément les bienvenu.es et où leurs problématiques sont invisibilisées. Les ressources pour mener à bien leur quête identitaire leur sont souvent refusées : cours de langue à leurs frais, services de post-adoption inefficaces, refus d'accès aux informations sur les origines et les antécédents médicaux, etc.

L'adoptéphobie peut également prendre la forme d'une mise en valeur de l'adoption comme un acte charitable ou anti-raciste qui sauve un enfant. C'est cette vision de l'adoption internationale et transraciale qui est prédominante en France hexagonale. Cette adoptéphobie structurelle peut donc conduire à un refus d'écouter voire à une volonté de silencer les adopté.es ainsi que toutes les personnes qui pensent de manière critique et systémique les mécanismes de l'adoption. Une telle pensée risquant en effet de nuire au système de l'adoption internationale tel qu'il est maintenu à l'heure actuelle en faveur des intérêts des pays récepteurs, des agences d'adoption et des parents adoptifs.
Les adopté.es qui osent critiquer le système de l'adoption ont de ce fait leur parole qui est délégitimée voire 'pathologisée' au lieu d'être prise au sérieux.  I.els passent pour des adopté.es "en colère", "en souffrance", "ayant eu une enfance difficile", "ayant subi une adoption ratée" (ce qui sous-entend que par principe une adoption est toujours réussie), etc.  Ces adopté.es ne sont ainsi jamais perçu.es comme des individus lucides, rationnels, ou encore des sujets pensant leurs propres conditions qui cherchent à poser sur la table des débats leur analyse de l'adoption.

Si l'on définit une discrimination comme le refus de l'accès à certains droits fondamentaux, nous pouvons donc affirmer que nous, adopté.es, sommes privé.es :
-  de briser la narration réconfortante du mythe de l'adoption comme un acte charitable et/ou anti-raciste,
-  des informations sur nos antécédents médicaux,
- d'avoir un accès direct à l'intégralité des informations contenues dans nos dossiers d'adoption sans passer par des intermédiaires qui sont susceptibles de filtrer les informations tout en nous infantilisant,
- de la possibilité d'objectiver nous-mêmes nos problématiques et non pas d'être objectifié.es comme objets d'étude par des "spécialistes". J'ai d'ailleurs entendu lors d'une conférence une psychologue parler "d'enfants à options" (au sens de désavantages) en nous comparant aux enfants non adopté.es dits 'normaux' ou 'de base', comme on parlerait de voitures,
- de la filiation biologique qui permet de nous sentir appartenir durablement à une famille, une communauté, un pays, 
- de bénéficier de la sécurité affective et psychologique d'un "amour inconditionnel" lorsque nous grandissons (puisque nous avons vu que l'amour des parents adoptant.es pouvait être perçu de manière consciente ou inconsciente comme un amour sous conditions),
- de recevoir l'appui (psychologique, expérientiel et matériel) d'une communauté de référence. Dans ce cadre-là, insulter un.e adopté.e de "traître" ou le/la qualifier de blanc.che relève de l'adoptéphobie, comme cela a été mon cas,
- d'une aide et d'une compréhension de la part de l'entourage familial pour expliquer le racisme que nous vivons,
- de nos origines et d'une mère (ou parent) biologique qui nous attend peut-être quelque part, 
- de grandir en reconnaissant les traits familiers sur les visages de celleux qui nous élèvent,
- du prénom donné par la personne qui nous a mis.e au monde,
- de la capacité à retourner vivre dans le pays qui nous a vu.es naître si nous n'avons pas le matelas financier et les ressources psychologiques pour faire face aux coûts induits par une telle démarche,
- d'être reconnu.e comme un.e membre à part entière dans la société de notre pays de naissance où nos problématiques sont invisibilisées et où nos démarches de recherche de famille biologique peuvent être entravées,
- de l'accès à la citoyenneté, aux aides sociales, au droit de vote, aux bénéfices de la succession en cas d'héritage, etc. dans les pays qui ne bénéficient pas du régime de l'adoption plénière automatique, comme c'est par exemple le cas des Etats-Unis pour les adopté.es né.es avant 19821 . Ces adopté.es risquent d'être expulsé.es et renvoyé.es dans leur pays de naissance aux premiers démêlés avec la justice (voir le cas d'Adam Crasper). Heureusement des adopté.es s'organisent pour conquérir leurs droits (Adoptees for Justice).

Il est important aussi de rappeler que la plupart des adopté.es transnationaux sont aussi des personnes non blanc.ches. Et à ces discriminations liées à l'adoptéphobie s'ajoutent donc les multiples expressions d'un racisme structurel qui caractérisent les sociétés occidentales dans lesquelles les adopté.es sont envoyé.es et qui nous visent en tant que personnes noires, arabes, asiatiques, antillais.es, latino-américain.es, etc.


La loi "The Child Citizenship Act'' votée en 2000 confère automatiquement la citoyenneté américaine aux enfants adopté.es à l'étranger par des familles américaines. Ces enfants doivent avoir moins de 18 ans pour pouvoir en bénéficier. Cette loi ne concerne pas les adopté.es ''sans papiers" né.es avant 1982 qui sont susceptibles d'être déporté.es dans leur pays de naissance.
"Adoptees For Justice" milite actuellement pour faire passer un amendement ''The Adoptee Citizenship Act''.

Publié dans adoption, Articles

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